20. L’aube
L’aube. La naissance du dernier jour de Luce à Sword & Cross avant... Elle ignorait combien de temps. Lorsqu’elle franchit la porte couverte de vigne du gymnase, un chant de tourterelle s’éleva dans un ciel safran. Tenant Daniel par la main, elle foula en silence l’herbe du pré en direction du cimetière.
Juste avant de quitter la chapelle, les autres avaient rétracté leurs ailes, un processus laborieux. Sous leur forme humaine, ils se retrouvèrent apathiques.
En observant cette transformation, Luce avait eu peine à croire que des ailes brillantes et imposantes puissent devenir si petites, si discrètes, pour disparaître sous la peau.
Quand ce fut terminé, elle avait caressé le dos nu de Daniel. Pour la première fois, il fit montre de pudeur et parut sensible à son contact. Il avait la peau douce et lisse d’un bébé. Et sur son visage, comme sur celui des autres, Luce décela encore la lumière argentée qui brillait en eux et qui rayonnait dans toutes les directions.
Finalement, ils avaient porté la dépouille de Penn jusque dans la chapelle et dégagé les bris de verre de l’autel avant de l’y déposer. Ils ne pouvaient l’enterrer ce matin-là, car le cimetière grouillait de mortels, comme Daniel l’avait prévu.
Là, Luce eut toutes les peines du monde à murmurer quelques ultimes paroles à son amie. Elle finit par dite : « Tu as rejoint ton père. Je sais qu’il est heureux de le retrouver. »
Daniel enterrerait Penn comme elle le méritait dès que le calme serait revenu à Sword & Cross. Luce lui montrerait la tombe de son père afin qu’elle repose près de lui. Elle lui devait bien ça.
En traversant le campus, Luce avait le cœur gros. Avec son jean et son débardeur détendu et miteux, ses ongles crasseux, ses cheveux en désordre, elle se réjouissait de ne croiser aucun miroir. Si seulement elle pouvait annuler les aspects terrifiants de cette nuit – et surtout sauver Penn – tout en conservant ses instants de grâce : l’exaltation d’avoir découvert la véritable identité de Daniel, son apparition splendide, Arriane et Gabbe déployant leurs ailes... Tant d’instants merveilleux.
Mais cette nuit avait aussi été dévastatrice.
Elle le sentait dans l’air, comme quelque maladie. Elle le lisait sur les visages des nombreux élèves errant au milieu du pré. Il était bien trop tôt pour qu’ils se soient levés de leur plein gré, ce qui signifiait qu’ils avaient dû entendre une partie de la bataille de la veille ou en être témoins. Que savaient-ils, au juste ? Quelqu’un recherchait-il déjà Penn ? Et Mlle Sophia ? Qu’imaginaient-ils ? Deux par deux, ils échangeaient des murmures, et Luce brûlait d’envie d’écouter ce qu’ils se racontaient.
— Ne t’en fais pas, déclara Daniel en serrant sa main dans la sienne. Contente-toi d’imiter leur air ahuri. Personne ne se posera de questions.
Luce était mal à l’aise, mais Daniel avait vu juste. Nul ne s’attarda sur eux.
À la grille du cimetière des gyrophares de voitures de police clignotaient à travers les feuilles des chênes. L’entrée était bloquée par un ruban adhésif jaune.
Luce aperçut la silhouette de Randy se détacher contre le soleil couchant. Elle faisait les cent pas devant la grille en hurlant dans un Bluetooth accroché au col de son polo informe.
— Il faut absolument le réveiller ! insistait-elle. Il s’est passé des choses à l’école... Je n’en sais rien ! Je n’arrête pas de vous le répéter !
— Autant que je te prévienne, dit Daniel en détournant Luce vers les chênes qui bordaient trois côtés du cimetière. Ce que tu vas découvrir en bas risque de te choquer. Le style de combat de Cam est plus salissant que le nôtre. Ce n’est pas gore, non. C’est simplement… différent.
Au point où elle en était, plus grand-chose ne pouvait effrayer Luce... Quelques statues renversées n’allaient certainement pas l’affoler. Ils se frayèrent un chemin dans les bois, foulant les feuilles mortes qui craquaient sous leurs pas. La veille au soir, ces arbres avaient été dévorés par une nuée grondante d’ombres-locustes. Il n’en restait plus une trace, à présent.
Daniel désigna une brèche dans la clôture en fer forge du cimetière.
— On peut passer par là discrètement, si on se dépêche.
En surgissant du bosquet, Luce comprit enfin ce que Daniel avait voulu dire en évoquant un changement au cimetière. Ils se trouvaient à sa lisière, non loin de la tombe du père de Penn, dans l’angle est, mais ils n’y voyaient guère à plus de un mètre devant eux. L’air était si chargé que c’était à peine de l’air : plutôt une masse épaisse, grise, immonde. Luce dut agiter les mains devant son visage pour distinguer quelque chose. Elle se frotta les doigts.
— C’est de… ?
— De la poussière, dit Daniel en lui prenant la main tout en marchant.
Il avançait, sans tousser ni suffoquer.
— Pendant la guerre, les anges ne meurent pas, mais leurs batailles laissent toujours un tapis de poussière dans leur sillage.
— Qu’est-ce qu’elle devient, ensuite ?
— Pas grand-chose, à part qu’elle déconcerte les mortels. Elle finira par se déposer, et les mortels se rueront dessus pour l’analyser. À Pasadena, il y a un scientifique fou qui croit qu’elle provient d’ovnis.
Avec un frisson, Luce pensa au nuage noir non identifiable qui ressemblait à une nuée d’insectes. Ce scientifique n’était pas loin de la vérité...
— Le père de Penn est enterré par là, dit-elle en désignant le coin du cimetière.
Cette poussière était sinistre, mais la jeune fille était soulagée de constater que les tombes, statues et arbres du cimetière semblaient intacts. Elle s’agenouilla et déblaya la tombe du père de Penn. Sous ses doigts tremblants apparurent les lettres qui lui firent monter les larmes aux yeux :
STANFORD LOCKWOOD
LE MEILLEUR DES PÈRES
L’espace voisin était vide. Luce se releva et tâta tristement le sol du pied, accablée par le fait que son amie allait le rejoindre. Elle s’en voulait de ne pas pouvoir offrir à Penn une cérémonie digne de ce nom.
À la mort de quelqu’un, les gens évoquaient toujours le paradis, comme s’ils étaient certains que le défunt allait y monter. Luce n’avait jamais eu l’impression de connaître les règles, et elle se sentait désormais encore moins qualifiée pour parler de quoi que ce soit.
Au bord des larmes, elle chercha Daniel du regard. Le chagrin manifeste de la jeune fille l’attrista.
— Je m’occuperai d’elle, Luce. Je sais que ce n’est pas ce que tu aurais voulu, mais nous ferons de notre mieux.
Luce se mit à sangloter. Penn lui manquait tellement qu’elle était sur le point de craquer.
— Je ne peux pas l’abandonner, Daniel !
Il essuya doucement ses larmes du dos de la main.
— Ce qui est arrivé à Penn est affreux. Une erreur cruelle. Mais en partant, aujourd’hui, tu ne l’abandonnes pas.
Il posa une main sur le cœur de la jeune fille.
— Elle est avec toi, ajouta-t-il.
— Mais je ne peux pas…
— Si, Luce, insista-t-il d’un ton plus ferme. Crois-moi. Tu n’imagines pas ce dont tu es capable, même si cela te semble difficile, voire impossible. (Il regarda vers les arbres.) Si le bien existe encore, en ce monde, tu le sauras bientôt.
La sirène d’une voiture de police les fit sursauter. Une portière claqua et, non loin d’eux, ils entendirent des bottes crisser sur le gravier.
— C’est pas possible ! Ronnie, appelle le central ! Dis au shérif de rappliquer !
— Partons, ordonna Daniel en tendant la main vers Luce.
Elle tapota une dernière fois la pierre tombale de M. Lockwood avant de s’éloigner, parmi les tombes. Ils franchirent la brèche de la grille, puis regagnèrent le bosquet de chênes.
Un vent froid soufflait. Dans les branches, devant eux, Luce vit trois petites ombres grouillantes, suspendues à l’envers comme des chauves-souris.
— Dépêche-toi ! lança Daniel.
À leur passage, les ombres reculèrent en sifflant, sachant qu’il ne fallait pas chercher la jeune fille quand Daniel était avec elle.
— On va où, maintenant ? demanda Luce à la lisière du bosquet.
— Ferme les yeux.
Elle obéit. Les bras de Daniel lui enserrèrent la taille par derrière. Elle sentit son torse puissant dans son dos. Il la souleva de terre, d’abord à une trentaine de centimètres du sol, puis plus haut, jusqu’à ce que les feuilles du sommet des arbres lui effleurent les épaules, lui chatouillent le cou. Daniel lui faisait traverser les branchages. Plus haut, ils émergèrent des arbres, dans la lumière du soleil matinal. Elle eut envie d’ouvrir les yeux, mais elle sentait d’instinct que ce serait trop. Elle n’était pas certaine d’être prête. De plus, la sensation de l’air limpide sur son visage et du vent dans ses cheveux lui suffisait largement. Une sensation céleste, comme lorsqu’elle avait été sauvée de la bibliothèque en feu. Elle avait l’impression de surfer sur une vague de l’océan, désormais certaine que Daniel était responsable de tout cela.
— Tu peux ouvrir les yeux, maintenant, dit-il.
Luce sentit le sol sous ses pieds. Ils se trouvaient là où elle voulait être : sous le magnolia, au bord du lac.
Daniel l’attira vers lui.
— Je tenais à t’amener ici parce que c’est un lieu, parmi bien d’autres, où j’ai vraiment désiré t’embrasser, ces derniers jours. J’ai failli perdre la tête, la fois où tu as plongé...
Luce se hissa sur la pointe des pieds et se pencha en arrière pour embrasser Daniel. Ce jour-là, elle en avait très envie, elle aussi. Maintenant, c’était un besoin. Son baiser était la seule chose qui comptait, qui la réconfortait et lui donnait une raison de continuer, même sans Penn. La douce pression de ses lèvres l’apaisa comme une boisson chaude au cœur de l’hiver, par grand froid.
Trop vite, il s’écarta d’elle et la considéra d’un air triste.
— Il y a une autre raison pour laquelle je t’ai amenée ici. Ce rocher donne sur un chemin que nous devrons emprunter pour te mettre à l’abri.
— Ah bon ! fit Luce en baissant les yeux.
— Ce ne sont pas des adieux à jamais, Luce. J’espère même que nous ne serons séparés que peu de temps. Il faudra simplement attendre devoir comment les choses… (Il caressa ses cheveux.) Je t’en prie, ne t’inquiète pas. Je viendrai toujours te rejoindre. Et je ne te laisserai pas partir avant que tu le comprennes.
— Alors je refuse de comprendre.
Daniel éclata de rire.
— Tu vois cette clairière, là-bas ?
Il désigna l’autre côté du lac, à presque un kilomètre, là où la forêt s’ouvrait sur une étendue herbeuse. Luce ne l’avait jamais remarquée, mais elle réussit à apercevoir de loin un petit avion blanc avec, sur les ailes, des lumières rouges qui clignotaient.
— C’est pour moi ? demanda-t-elle.
Après tout ce qu’elle avait vécu, le spectacle de cet avion la troublait à peine.
— Et je vais où ?
Comment croire qu’elle quittait cet endroit qu’elle détestait, où elle avait cependant vécu tant d’expériences intenses, en très peu de temps ?
— Que va-t-il se passer à Sword & Cross ? Et que dirai-je à mes parents ?
— Pour l’heure, essaie de ne pas te faire trop de soucis. Dès que tu seras en sécurité, on s’occupera du reste. M. Cole appellera tes parents.
— M. Cole ?
— Il est des nôtres, Luce. Tu peux lui faire confiance.
Hélas ! Elle avait déjà fait confiance à Mlle Sophia. Elle connaissait à peine M. Cole. Il semblait tellement… Et cette moustache... elle était censée quitter Daniel et prendre un avion avec son prof d’histoire ? Sa tête se mit à bourdonner.
— Il y a un chemin qui longe le bord de l’eau, continua Daniel en la prenant par la taille. On peut le rejoindre par en bas, ou encore y aller à la nage.
Main dans la main, ils étaient au bord du rocher rouge. Ils avaient déposé leurs chaussures sous le magnolia, et, cette fois, il n’y avait pas de retour en arrière possible. Luce n’avait guère envie de plonger dans le lac avec son jean et son débardeur. Mais Daniel lui souriait, et tout ce qu’elle ferait avec lui ne pouvait être que bien.
Ils levèrent les bras et Daniel compta jusqu’à trois. Leurs pieds quittèrent le sol exactement en même temps. Leurs corps se cambrèrent dans les airs, quand, au lieu de retomber, comme Luce s’y attendait, Daniel l’entraîna vers le haut du bout des doigts.
Ils volaient ! Luce volait en tenant un ange par la main. La cime des arbres s’inclinait devant eux. La lune du petit matin encore visible, derrière les bois, sombra. En bas, l’eau clapotait, argentée, attirante.
— Tu es prête ? demanda Daniel.
— Je suis prête.
Luce et Daniel piquèrent vers le lac frais et profond et fendirent l’eau, les mains en avant, pour le plus long des plongeons. Quand Luce refit surface, le froid lui coupa le souffle, puis elle rit.
Daniel saisit sa main et lui fit signe de le rejoindre sur le rocher. Il se hissa le premier, puis l’aida à monter. La mousse formait un tapis moelleux sut lequel ils s’allongèrent. Des gouttelettes d’eau scintillaient sur le torse de Daniel. Ils se retrouvèrent face à face, appuyés sur un avant-bras.
Daniel posa une main au creux de la hanche de Luce.
— Quand on atteindra l’avion, M. Cole sera là, expliqua-t-il. C’est notre dernière chance d’être seuls tous les deux. On pourrait prendre le temps de se dire au revoir, ici. J’ai quelque chose pour toi.
De sa poche, il sortit la chaîne en argent qu’elle l’avait vu porter sur le campus et la déposa dans la paume de la jeune fille. Elle comportait un médaillon gravé d’une rose.
— Il t’appartenait, expliqua-t-il. Il y a très, très longtemps.
Luce l’ouvrit pour découvrir une minuscule photo sous une plaque de verre. Un portrait de tous les deux, se regardant dans les yeux, riant. Luce avait les cheveux courts, et Daniel portait un nœud papillon.
— Elle date de quand, cette photo ? s’enquit Luce en brandissant le médaillon. C’était où ?
— Je te le dirai la prochaine fois que je te verrai, répondit-il.
Il glissa la chaîne autour de son cou. Dès que le médaillon toucha sa peau humide et froide, il diffusa en elle une douce chaleur.
— Je l’adore, murmura-t-elle en caressant la chaîne.
— Je sais que Cam t’a offert un collier en or, reprit Daniel.
Luce n’y avait plus pensé depuis que Cam lui avait imposé le bijou, au bar. Ce n’était pourtant que la veille. Elle avait peine à le croire. L’idée même de le porter lui donnait la nausée. Elle ne savait même pas où il avait disparu, ce collier, et elle ne s’en préoccupait pas.
— C’est lui qui me l’a mis, déclara-t-elle, se sentant coupable. Je n’ai pas...
— Je sais, coupa Daniel. Quoi qu’il ait pu se passer entre Cam et toi, ce n’était pas ta faute. En chutant, il a conservé une grande partie de son charme angélique. C’est très trompeur.
— J’espère ne plus jamais le revoir, dit-elle en frémissant.
— Cela se produira peut-être, hélas. Et il y en a d’autres, comme Cam, dehors. Tu devras te fier à ton instinct. J’ignore combien de temps il me faudra pour te raconter tout ce qui nous est arrivé dans le passé. En attendant, si tu as une impression, même concernant un événement qui te semble inconnu, tu peux te fier à ton instinct. Il aura sans doute raison.
— Je dois me faire confiance alors que je dois me méfier de ceux qui m’entourent ? demanda-t-elle, de peur d’avoir mal compris les propos de Daniel.
— Je t’aiderai de mon mieux, et je te donnerai des nouvelles le plus souvent possible, en mon absence, promit Daniel. Luce, tu détiens les souvenirs de tes vies antérieures, même si tu ne parviens pas encore à les faire ressurgir. Si une situation te paraît bizarre, reste à distance.
— Où pars-tu ?
Daniel leva les yeux vers le ciel.
— Trouver Cam, répondit-il. Nous avons quelques détails à régler.
La morosité de sa voix inquiéta Luce. Elle pensa à l’épaisse couche de poussière restée au cimetière.
— Mais tu reviendras vers moi, ensuite ? C’est promis ?
— Je… Je ne peux pas vivre sans toi, Luce. Je t’aime. C’est important non seulement pour moi, mais... (Il hésita, puis secoua la tête.) Ne t’inquiète pas de tout cela, dans l’immédiat. Sache juste que je viendrai te retrouver.
Lentement, à regret, ils se levèrent. Le soleil venait de poindre au-dessus des arbres et scintillait de mille éclats étoilés sur les eaux frémissantes. La berge boueuse qui les mènerait jusqu’à l’avion était désormais à faible distance. Luce aurait voulu que ce soit très loin. Elle serait volontiers restée avec Daniel jusqu’à la nuit tombée, et à tous les autres couchers de soleil, pour l’éternité.
Ils sautèrent dans l’eau et se mirent à nager. Luce avait glissé le médaillon sous son débardeur. Puisqu’elle devait se fier à son instinct, celui-ci lui disait de ne jamais se séparer de ce bijou.
Fascinée, elle regarda Daniel enchaîner des mouvements lents et gracieux. Cette fois, elle savait que les ailes irisées qu’elle avait vues nimbées de gouttes d’eau n’étaient pas le fruit de son imagination. Elles étaient bien réelles.
Elle fendit les eaux et, trop vite, ses doigts touchèrent la berge. Le bourdonnement du moteur de l’avion, dans la clairière, ne lui disait rien qui vaille. L’heure de la séparation avait sonné. Daniel dut presque la hisser à terre.
Elle qui se sentait heureuse dans l’eau dégoulinait à présent, frigorifiée. Il posa une main dans le dos de la jeune fille et l’accompagna jusqu’à l’avion.
À la grande surprise de Luce, M. Cole sauta du cockpit et lui tendit une grande serviette blanche.
— Un petit ange m’a soufflé que vous auriez besoin de ceci, déclara-t-il en la dépliant.
Luce l’accepta avec gratitude.
— Comment ça, petit ? intervint Arriane en surgissant de derrière un arbre.
Gabbe, sur ses talons, tenait le livre des Observateurs.
— On est venues te souhaiter bon voyage, déclara Gabbe en le tendant à Luce. Tiens, prends-le.
Elle s’exprimait d’un ton enjoué, mais son sourire était crispé.
— Donne-lui le meilleur, ordonna Arriane avec un coup de coude.
Gabbe sortit une Thermos de son sac à dos. Luce en souleva le couvercle. C’était du chocolat chaud au parfum appétissant. Se sentant soudain comblée, Luce prit la Thermos et le livre dans le creux de son bras. Mais elle savait que dès qu’elle monterait à bord de cet avion, elle se sentirait vide et seule. Elle s’appuya sur l’épaule de Daniel pour profiter de sa présence tant qu’elle le pouvait encore.
— On se voit bientôt, d’accord ? fit Gabbe, le regard limpide, intense.
Arriane, elle, détourna les yeux, incapable de la fixer.
— Ne fais pas de bêtises, comme te transformer en un tas de cendres, par exemple, dit-elle en remuant les pieds. On a besoin de toi.
— Comment ça ? s’enquit Luce.
Elle avait eu besoin d’Arriane pour lui montrer la vie à Sword & Cross, et elle avait eu besoin de Gabbe, à l’infirmerie. Mais en quoi pouvait-elle leur être utile ?
Les deux filles lui répondirent d’un sourire mystérieux avant de se retirer dans les bois. Luce se tourna vers Daniel, s’efforçant d’oublier la présence de M. Cole.
— Je vous accorde un moment tous les deux, dit-il. Luce, dès que j’aurai lancé les moteurs, le décollage aura lieu trois minutes plus tard. Rejoins-moi dans le cockpit.
Daniel la souleva de terre et posa son front sur le sien. Lorsque leurs lèvres s’unirent, Luce s’efforça de graver chaque seconde de ce moment dans sa mémoire. Elle aurait besoin de ce souvenir comme d’oxygène.
Et si, ensuite, tout cela ne lui semblait plus être qu’un rêve ? Un rêve un peu cauchemardesque, mais un rêve tout de même. Comment pouvait-elle ressentir cela pour un être qui n’était même pas humain ?
— On y est, déclara Daniel. Sois prudente. Laisse le professeur te guider jusqu’à ce que je vienne.
Un sifflement strident s’éleva de l’avion. M. Cole leur signifiait de conclure.
— N’oublie pas ce que je t’ai dit.
— Quoi ? demanda Luce, au bord de la panique.
— Tout, mais surtout que je t’aime.
Luce ravala un sanglot. Sa voix se briserait si elle essayait de parler. Il était temps de partir.
Elle courut vers l’appareil. Le vent chaud des hélices la renversa presque. Il y avait trois marches à gravir. M. Cole lui tendit la main. Puis il appuya sur un bouton et l’échelle se replia à l’intérieur. La portière se referma.
Luce découvrit un tableau de bord complexe. Elle n’était jamais montée dans un avion aussi petit. Et c’était la première fois qu’elle entrait dans un cockpit. Elle regarda M. Cole.
— Vous savez piloter ? demanda-t-elle en s’essuyant les yeux à l’aide de sa serviette.
— U. S. Air Force, 59e division, pour vous servir, répondit-il avec un salut militaire.
Luce lui rendit son salut un peu maladroitement.
— Ma femme demande toujours aux gens de m’empêcher de raconter mes souvenirs de la guerre du Vietnam, expliqua-t-il en actionnant un gros manche argenté.
L’appareil s’ébranla.
— Mais nous avons un long vol devant nous, reprit-il, et j’ai un public captivé.
— Vous voulez dire captif, railla la jeune fille.
— Elle est bonne, celle-là ! lança M. Cole en lui donnant un coup de coude. Je plaisante, ajouta-t-il en riant de bon cœur. Je ne vous infligerais jamais ça.
Sa façon de se tourner vers elle, en riant, rappelait à Luce son père, quand ils regardaient un film comique. Elle se sentit un peu mieux.
L’avion roulait à vive allure, mais la « piste » qui s’étendait devant eux semblait courte. Il fallait qu’ils décollent assez vite pour ne pas tomber dans le lac.
— Je devine ce que tu penses ! cria M. Cole par-dessus le bruit du moteur. Ne t’inquiète pas. Je fais ça souvent, tu sais !
Avant que la berge boueuse prenne fin, il tira fort sur le manche situé entre eux. Le nez de l’avion se dressa vers le ciel. L’horizon disparut un instant. L’estomac de Luce se serra. Bientôt, elle revit les arbres et le ciel étoilé. En contrebas, le lac qui s’éloignait à chaque seconde scintillait. Ils avaient décollé vers l’ouest, mais l’avion tournait. Par le hublot, Luce vit la forêt qu’elle venait de traverser envolant avec Daniel. Le visage contre la vitre, elle observa le paysage. Juste avant que l’avion se redresse, elle crut distinguer une infime lueur violette. Elle porta son médaillon à ses lèvres.
Le reste du campus se déployait sous ses yeux, puis le cimetière embrumé, là où Penn reposerait bientôt. Plus ils montaient, plus Luce découvrait ce centre où son plus grand secret s’était révélé d’une façon qu’elle n’aurait jamais pu imaginer.
— Ils ont vraiment fait du mal à cet endroit, commenta M. Cole en secouant la tête.
Luce ignorait ce qu’il savait des événements de la veille. Il paraissait si normal. Pourtant, il ne se laissait pas démonter.
— Où allons-nous ? s’enquit Luce.
— Sur une petite île, au large de la côte, répondit-il en désignant la mer, au loin, à l’horizon. Ce n’est pas très loin.
— Monsieur Cole, vous avez rencontré mes parents...
— Ils sont gentils.
— Est-ce que je vais pouvoir… J’aimerais leur parler.
— Bien sûr. On trouvera une solution.
— Ils ne vont jamais croire à tout ça.
— Et toi ? demanda-t-il avec un sourire désabusé, tandis que l’avion prenait de l’altitude.
Justement. Il fallait qu’elle y croie. À tout, de la première apparition des ombres, au moment où les lèvres de Daniel avaient trouvé les siennes, jusqu’à la dépouille de Penn, gisant sur l’autel de marbre. Il fallait que tout cela soit réel.
Comment tiendrait-elle le coup, jusqu’à ce qu’elle revoie Daniel, sinon ? Elle saisit son médaillon, qui recelait tant de souvenirs. Ses souvenirs à elle, lui avait rappelé Daniel, qu’elle devait libérer.
Ce qu’ils contenaient, elle l’ignorait encore. Mais dans la chapelle, ce matin-là, elle avait eu l’impression de faire partie d’un tout, en compagnie d’Arriane, de Gabbe et de Daniel. Elle n’était pas perdue, apeurée. Elle avait l’impression de compter. Et pas seulement pour Daniel, pour tous les autres, aussi.
Elle regarda par le pare-brise. Ils devaient avoir dépassé les marais et la route qu’elle avait parcourue pour se rendre à cet horrible rendez-vous avec Cam, et cette longue plage de sable où elle avait embrassé Daniel pour la première fois. Ils se dirigeaient vers la prochaine destination de Luce, en pleine mer.
Personne n’était venu lui dire qu’il y aurait d’autres combats à mener, mais Luce savait. Ils se trouvaient au commencement de quelque chose d’important et d’implacable.
Ensemble.
Et que ces batailles soient atroces ou rédemptrices, voire les deux, Luce ne voulait plus être un pion. Une étrange sensation se propageait dans tout son corps, qui trouvait ses origines dans ses vies antérieures. Son amour pour Daniel s’était éteint trop souvent, déjà.
Luce avait envie de lutter à ses côtés, de se battre, de rester en vie assez longtemps pour passer son existence avec lui. De se battre pour la seule cause qui valait la peine de tout risquer. Une cause noble et précieuse.
L’amour.